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Comment « dé-risker » la transition agro-écologique en Europe ?

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Agroalimentaire - Food and Beverage industry

27/01/2025

Le 29 avril 2024, un groupe de travail d’une douzaine de professionnels s’est réuni à l’initiative de l’Institut S&O d’HEC, de trois clubs professionnels d’HEC Alumni et de Pascal Canfin, Président de la Commission Environnement du Parlement Européen, pour réfléchir aux moyens de réduire les risques associés à la transition agro-écologique. En préalable des discussions, une note de préparation du sujet avait été élaborée par un groupe de jeunes HEC (Alumni et étudiants: Louise Courchinoux, Valentin Gesquière, Eléonore Delanoë, Marie Murat, Quentin Oulié, Valentine Japiot) et envoyée aux participants. Ce document vise à synthétiser les échanges et les enseignements tirés de ce groupe de travail.

 

1) L’agro-écologie, un ensemble de pratiques vertueuses qu’il convient d’encourager et de mieux définir

La mise en place de pratiques agroécologiques, qui permettent de réduire la consommation d’intrants chimiques dans les cultures et l’élevage, paraît souhaitable à double titre. Elle permettrait d’une part de réduire la contribution de l’agriculture aux émissions de gaz à effet de serre et à la perte de bio-diversité, deux phénomènes qui s’alimentent mutuellement. Elle permettrait par ailleurs de renforcer à moyen terme la fertilité des sols et la résilience des cultures, réduisant ainsi le besoin d’intrants.

Mais de quoi parle-t-on exactement par pratiques agro-écologiques ? Il ne s’agit pas uniquement de l’agriculture biologique, qui est radicale par son absence de recours à tout engrais ou tout produit phytosanitaire chimique, et qui contribue probablement à un des plus hauts niveaux de qualité environnementale qu’on puisse trouver, à un coût qui malheureusement limite son accessibilité à une partie seulement de la population. Les pratiques agro-écologiques consistent à privilégier les interactions naturelles bénéfiques aux productions agricoles limitant ainsi le recours aux fertilisants et aux produits phytosanitaires chimiques à un faible niveau, favorisant ainsi la baisse des émissions de CO2, la régénération des sols et le maintien de la bio-diversité mais aussi la défense des cultures et des élevages en cas de menace sanitaire.

Comment définit-on l’agro-écologie ? « Une culture qui réduit l’utilisation d’intrants chimiques de 30 % dans les grandes cultures » a répondu une partie de l’assistance. Sans doute davantage dans les fruits et légumes… Pas satisfaisants pour les défenseurs du bio, mais déjà un beau progrès pour la planète, et sans doute pour la santé des usagers. Force est de constater qu’il y a aujourd’hui de multiples pratiques ou allégations qui se revendiquent de l’agroécologie.

 

Mais a-t-on besoin de la définir ? La réponse est oui. Il nous semble important d’apporter une définition précise de l’agro-écologie pour trois raisons : cela permettrait (i) de clarifier les attentes vis-à-vis des agriculteurs et de les aider à dimensionner les investissements qu’ils souhaitent consacrer à ces pratiques ; (ii) pour les transformateurs et les distributeurs, de plus facilement communiquer auprès des consommateurs pour valoriser les efforts entrepris ; et (iii) en faveur de l’ensemble de la chaîne agroalimentaire, d’attribuer les aides et les incitations à cette transition de façon plus objective.

Pour être efficace, l’agro-écologie implique des investissements en outils de mesure et d’optimisation de l’application d’intrants, tels que drones, capteurs, systèmes de mesure au sol et outils informatiques. Ces coûts sont estimés par La Ferme Digitale à 300 € par hectare.

 

2) Le mise en place de pratiques agro-écologiques rencontre de nombreux freins qu’il convient de lever

L’adoption de nouvelles pratiques agroécologiques représente une prise de risque pour les agriculteurs et les acteurs des filières. L’enjeu est de troquer des pratiques connues et bien maîtrisées pour des alternatives qui le sont beaucoup moins et qui nécessitent des validations et des apprentissages.

Le premier frein relève du « timing » : on demande aux agriculteurs de réduire les intrants agricoles au moment-même où le dérèglement climatique accentue les contraintes sur les récoltes et nécessite le recours à davantage de produits sanitaires (cf les vendanges catastrophiques en France cette année).

Deuxièmement, outre l’investissement initial qu’elles demandent et la baisse des rendements qu’elles peuvent impliquer, l’adoption de pratiques agro-écologiques entraîne une variabilité des rendements qui constitue un frein puissant pour les agriculteurs déjà exposés aux rendements financiers généralement faibles de leurs exploitations. Cette variabilité est d’autant plus redoutée qu’elle est mal connue du fait du manque de recul sur l’impact des pratiques agro-écologiques souvent récentes et encore peu diffusées. De plus, elles restent peu valorisées par le marché. Les impacts économiques sont donc un frein important.

Le troisième frein est culturel : les agriculteurs reproduisent de pratiques héritées de leurs parents qui n’incorporaient pas ces outils. Ils ont donc besoin d’explications et de formation. Les agriculteurs auront également besoin d’être rassurés sur le fait que les informations qu’ils pourront communiquer ne seront pas utilisées pour les contraindre dans leurs pratiques ou les soumettre à de nouveaux impôts ou des amendes.

Le quatrième frein est d’ordre concurrentiel : ils redoutent à juste titre que la transition agro-écologique ne les rendent moins compétitifs face à des concurrents hors Europe qui seraient soumis à de moindres contraintes écologiques.

Pour ces raisons, il apparaît important que le système proposé soit conçu plutôt sur une base de volontariat et d’incitations et non pas de contraintes.

 


 

 

3) La couverture assurantielle, un outil de de-risking légitime qui butte sur le manque de données disponibles

Face à la volatilité des rendements, les systèmes assurantiels apparaissent légitimes pour permettre d’absorber les variations de production liées à la croissance des aléas. Les sociétés d’assurance ne sont toutefois pas prêtes aujourd’hui à mettre en place des polices d’assurance effectives par manque de données suffisantes dans la durée pour évaluer le coût et le prix de tels outils. Des pilotes par culture sur plusieurs années seront nécessaires pour permettre de générer des informations statistiques suffisantes. Une alternative serait que les pouvoirs publics portent le risque le temps d’obtenir une connaissance suffisante.

Les assureurs redoutent par ailleurs que les agriculteurs ne cessent de s’assurer une fois les pratiques mieux connues et la fertilité de leurs sols rétablie, leur laissant ainsi supporter seuls le coût de la transition. Des parades existent face à ce risque, comme l’adossement de l’assurance à un financement remboursé dans la durée ou des engagements d’assurance pluri-annuels de la part des assurés.

Une fois qu’elle sera mise en place, on peut imaginer que les aides de l’Etat soient concentrées sur cette assurance, via la prise en charge d’un « first loss » comme c’est le cas pour l’assurance récolte traditionnelle.

 

4) Le de-risking des ventes, une condition clé du succès de la transition agro-écologique

Pour s’engager dans la transition agro-écologique, les agriculteurs voudront à juste titre avoir la garantie de pouvoir écouler leur production. Une solution à ce problème est la conclusion de contrats de filière avec les transformateurs et les distributeurs, qui leur donneront l’assurance d’avoir des débouchés sur plusieurs années, le temps de rentabiliser leurs investissements et de stabiliser leurs pratiques.

La mise en œuvre de la CSRD constitue à ce titre un levier puissant pour pousser les transformateurs et distributeurs alimentaires à acheter des matières premières issues de l’agriculture agro-écologique. Cette réglementation requiert en effet des entreprises européennes de plus de 250 salariés ou 50 M€ de chiffre d’affaires la publication à partir de 2026 d’un reporting extra-financier complet comprenant un engagement d’amélioration de leur empreinte écologique en vue de se conformer aux accords de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique. Cette obligation s’impose dès 2025 pour les grandes sociétés cotées et les entreprises de plus de 500 salariés et 50 M€ de chiffre d’affaires, et à partir de 2027 pour les PME cotées en bourse.

La transition écologique ne doit toutefois pas être l’apanage des seules grosses PME et grands groupes, et il serait judicieux pour l’Union Européenne d’accorder des incitations à la conclusion de contrats de filière écologiques dès lors qu’ils sont suffisamment ambitieux (notamment en termes de durée) pour permettre aux agriculteurs de s’engager dans une transition.

Mais au-delà des acteurs de la filière, c’est le consommateur qui aura le dernier mot comme en témoigne la désaffection soudaine des consommateurs pour le bio (-15 % en volume 2023), qui est venue décourager les longs efforts des agriculteurs convertis à cette filière. Cette brutale baisse des achats, à l’opposé des déclarations d’intention des consommateurs, illustre leur forte sensibilité aux questions de pouvoir d‘achat dans un contexte d’inflation élevée suite notamment aux effets de la guerre en Ukraine. Elle montre clairement qu’une mutation vers l’agro-écologique ne peut être déconnectée de la prise en compte de ses impacts financiers sur les consommateurs.

Une meilleure connaissance des surcoûts de l’agroécologie pour le consommateur apparaît donc indispensable pour s’assurer de son acceptabilité, et permettre de convertir en priorité les filières où l’impact pour le consommateur sera le plus faible. Des premières estimations suggèrent par exemple le surcoût d’un approvisionnement en blé « agro-écologique » à [3 à 4] centimes pour un paquet de pâtes de [500] grammes et à [1] centime pour une baguette de pain. Un surcoût à première vue acceptable pour de nombreux consommateurs, à condition de ne pas créer une filière entière « ségréguée », comme elle l’est pour le bio dont les effets d’échelle sont inférieurs à ceux de la filière agroalimentaire générale.

 

5) Le de-risking par la puissance publique, une étape nécessaire pour initier réellement le mouvement de transition

Aujourd’hui, la stratégie européenne pour l’agriculture devrait nous semble-t-il être orientée vers la transition agro-écologique et non plus seulement vers l’agriculture biologique, quitte à comporter des objectifs spécifiques pour le bio qui est particulièrement vertueux. Cette stratégie nous paraît comporter davantage de potentiel car ses coûts induits sont moindres et le public concerné plus large.

Face aux freins légitimes des agriculteurs dans la transition agro-écologique, l’octroi d’incitations financières à l’adoption de telles pratiques paraît indispensable pour permettre d’initier le mouvement, de collecter les informations nécessaires sur les risques et les surcoûts associés à ces pratiques et de mesurer leur acceptabilité pour les consommateurs qui les supporteront in fine. Comme discuté, la mise en place actuelle de la CSRD constitue une opportunité d’exploiter l’obligation des entreprises de transformation et de distribution de mesurer puis réduire leurs émissions de scope 3 pour amplifier le mouvement en les incitant à conclure à des accords de filière ambitieux.

Il sera du ressort de la puissance publique, en concertation avec les associations professionnelles, de définir les critères de l’agro-écologie comme cela a pu être fait pour le bio, afin de permettre l’attribution d’incitations financières à la transition et de mieux faire connaître les initiatives des producteurs auprès des consommateurs. Cela passera probablement par la mise en place de pilotes dans différents territoires.

Ces incitations financières pourront prendre la forme d’instruments financiers adaptés à la transition verte dans le secteur agricole (par exemple sur la base de garantie publique) permettant de proposer des solutions de financement attractives aux agriculteurs pour leurs investissements à moyen et long terme.

Elles gagneront à être couplées à des initiatives privées qu’elles pourront venir renforcer, telles que les contrats de filière entre agriculteurs, transformateurs et distributeurs ou les assurances récolte une fois qu’elles se seront adaptées aux pratiques agroécologiques.

Pour être efficaces, ces aides devront à notre sens remplir deux conditions: (i) être conditionnées à la collecte d’informations par les agriculteurs sur l’utilisation d’intrants dans les cultures et sur la production qui en découle, lot par lot, condition nécessaire à l’amélioration des pratiques et à l’élaboration d’un système assurantiel performant ; (ii) être suffisamment simples pour être vraiment utilisées par les agriculteurs.

 

Conclusion :

Les pratiques agro-écologiques paraissent constituer un levier puissant et nécessaire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, et la prochaine PAC devrait nous semble-t-il être axée sur le développement de ces pratiques, avec une partie du budget consacrée à des incitations financières à la transition agro-écologique, dans un esprit de volontariat.

L’impact de ces pratiques doit toutefois être mieux connu, tant sur les rendements agricoles que sur les prix pour le consommateur, et des études dans le temps doivent être conduites au moyen de pilotes avant de permettre de fixer des objectifs raisonnables et pertinents.

L’école HEC, au travers notamment de son institut S&O et des groupements professionnels d’HEC Alumni (Clubs Agroalimentaire, Transition et Entrepreneuriat notamment) seront heureux de vous accompagner dans ces réflexions si vous le souhaitez.

 

Participants à la réunion du groupe de travail De-risking du 29 avril :

  • Lionel Aré, Schoolab*
  • Laure Blanchard-Brunac, EDFI et InvestEU 
  • Luc Boucher, Decid&Risk
  • Audrey Bourolleau, HECTAR
  • Philippe Camburet, FNAB 
  • Hubert Dunant, AXEREAL 
  • Hubert Lange, Cerea Partners*, **
  • Alice Legrix de la Salle, AXA
  • Ghislain Mascaux, Chambre d’agriculture, CESER
  • Quentin Oulie, Etudiant HEC
  • Rémy Peugniez, Brødrene Hartmann
  • Catherine Pierzo, Bio Breizh
  • Antoine Poupart, Atekka 
  • Ariane Voyatzakis, ANIA

Autres contributeurs au groupe de travail :

  • Laurent Berlié, Club HEC Alumni des Entrepreneurs
  • Eléonore Delanoé, EY, **          
  • Bénédicte Faivre-Tavignot, Institut S&O HEC Paris
  • Romain Faroux, La Ferme Digitale
  • Hélène Malurie, Club HEC Transition
  • Quentin Sannier, Genesys        
  • Ludovic Spiers, Agrial
  • François Thierart, MyEasyFarm

 

 

* : Animateurs de l’atelier

** : Rédacteurs/trices/ co-rédacteurs/trices de la note de synthèse


[1] Auteur·es de la note de préparation : Louise Courchinoux, Valentin Gesquière, Eléonore Delanoë, Marie Murat, Quentin Oulié, Valentine Japiot

 

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